Compte-rendu de lecture : Façons de dire, façons de faire d’Yvonne Verdier


  Monographie datant de 1979 sur la culture féminine en Bourgogne dans le village du Minot, Façons de dire, façons de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière, est le fruit d’une étude collective faite par quatre femmes, sur huit ans, et dont Yvonne Verdier nous présente un pan dans ce livre-ci. Un mot sur l’autrice : ethnologue et sociologue, morte en 1989, dont le regard personnel et le ton original ont contribué au succès immédiat de son ouvrage.

  C’est un espace où résonnent des voix déjà disparues au moment de l’étude, l’autrice fait ici un travail de mémoire de l’histoire des femmes. C’est cette façon de dire le faire qui est la matrice de l’ouvrage. La temporalité périodique du corps féminin s’incarne alors dans trois figures qui ont leurs correspondances symboliques et leur âge : la puberté de la jeune fille réglée, la couturière, le désir ; la femme mariée, la cuisinière, la fécondité ; la vieille femme ménopausée, la laveuse, guide des morts et des nouveaux-nés.

  Si l’analyse pâtit quelque fois de certaines faiblesses analogiques peu soutenues par une démonstration rigoureuse, l’ouvrage n’en demeure pas moins une mine de savoirs. C’est un monument mémoriel qui est là pour témoigner d’une culture féminine perdue.

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Je vous livre ici, mon résumé, assez exhaustif :

I.Physiologie

1. L’interdit du saloir

  Saloir, lieu d’homme car les menstrues « putréfient le lard ». Fertilité féminine liée au sel, les menstrues sont trop fortes pour le saloir. Expression « avoir le cul en meurette » ( sauce vineuse, violacée, d’œufs meurette). Le cochon, centre d’un réseau de voisinage, appelé « Monsieur », choyé et nourri par les femmes. Mais ce sont certains hommes qui le tuent : prétexte pour le tuer : méchanceté, âge. Les femmes le cuisinent.

⇒ Inversion des symboles sexuels : au saloir , la « mère » matrice, affaire des hommes/ en cuisine, les boudins, phalliques, et rituel social des blagues « cochonnes ».

2. Indisposées

  Orage et menstrues : pouvoir putréfiant. Vulnérabilité à l’eau froide, ennemie du feu, pendant les menstrues, la lessive est impossible. Mais, les femmes, reconnaissent que cet effet varie d’une personne à une autre. Hypothèse de l’haleine, comme origine de ce pouvoir. Et certains hommes chauds ne peuvent aller au saloir, donc des femmes froides y vont. La jeunesse et force de séduction augmentent la force d’infection.

3. Rousses

  Femmes baromètres, les météorologues utilisent que des cheveux roux pour l’hygrométrie. Rousses, faites de sang, ardeur sexuelle.

4. Enceintes

  Femmes pouvant tout, mais si les envies ne sont pas comblées, les enfants naissent avec des taches de naissance, velues : animalité.

5. Regards

  Cf. Lévi-Strauss. Les femmes : le cuit, le bouilli, le pourri/ Les hommes : le cru, le salé, si cuisinent, appelés « fanoches ». Pas de transmission des savoirs de la cuisine, du sexe ou des règles des mères aux filles.

6. Lune rousse et filles de mai

  Lune, avatar féminin. Pas de mariage en mai, mois de la Vierge. Pendant les « mais », les garçons mettent devant les portes des filles un charme si la fille leur plaît, aux vieilles filles : lilas (reste là), aux filles vilaines : chardon, filles légères : fumier. Les filles sont tenues d’arroser les plantes données.

Cultiver avec la lune : Lune montante : les plantations de fleurs, luzerne/ descendante : légumes racines. Lune de mars pas favorable, lune d’août oui, lune rousse de fin avril/1er mai : stérilité.

II. La femme qui aide

1. « Faire les bébés »

  1767 : formation de femmes dans toute la France par Mme Le Boursier de Coudray. Règle de l’égalité de traitement, théorique, entre femmes pauvres et riches. Contrôle des bonnes mœurs, sous l’Ancien-Régime avec l’Église et après avec l’État : l’autorité intermédiaire étant le médecin, et donc un homme. Celui-ci participe rarement aux accouchements : trop cher, trop loin pour se déplacer.

  Avant 1960, et la migration vers les maternités, on va « faire ses couches chez sa mère ». La femme qui aide : prépare le lit (alèse, papier journal, 4 draps à changer les jours suivants), soutient la femme, exhorte au cri, masser le ventre, saisir la tête de l’enfant, couper le cordon, soin au nourrisson. Elle peut ondoyer et baptiser le mort-né. On la paie en nature. Le médecin a le monopole des outils comme les forceps. Public de femmes lors de l’accouchement alors que bain, charge de l’homme, qui va aussi enterrer le « délivre », c’est-à-dire, le placenta.

2. « Faire les morts »

  Toilette du mort, faire le lit, dissimuler le visage avec un mouchoir, chapelet et bris de buis, fermer les ouvertures, couvrir les miroirs, arrête les horloges, allume le « cierge de famille », allumé pour tous les morts de la famille. L’eau qui a servi à la toilette du mort est évacuée de la maison.

3. La grande lessive

  « La bui » au printemps et en automne. Partie faite dans chaque foyer : dans le cuvier, linge trempé, taches enlevées, puis « couler la lessive ». Partie collective : celle du battoir, « tapou » et le rinçage.

  On parfume le linge avec des oignons d’iris, de l’herbe cabaret (Asarum europaeum ). La saponaire pour les lainages, les feuilles de lierre pour le velours. Un trousseau peut équivaloir à deux vaches et une génisse, valeur conséquente donc. Évolution du tissu avec le chanvre, le fil de coton jusqu’aux draps industriels.

  1910 : apparition de la lessiveuse ; Dans les années 60, la lessive et la machine à laver mettent fin aux rituels.

4. Lavoirs et fontaines

  Places attitrées autour du lavoir, chaque femme apporte son battoir, son bouillon de « lessu » (eau, cendre, lessive). Lavoir, grande chambre d’échos, dans laquelle on lit la vie du village à travers le linge. Lavoir : lieu de sociabilité féminine/ café : celui des hommes.

  « Couler », interdits et croyances liés, lessive psychopompe : -calendaires : fêtes où circulent les morts. Cf. Coutumes funéraires, anciennement : seau d’eau couvert pour pas que mort se noie, ou un seau d’eau pour qu’il lave son âme. On ne mêle pas le linge du mort avec celui des vivants. Autrefois le deuil se portait en rouge et bleu, pas en noir. En Bretagne les trois jours de lessive correspondent au purgatoire, enfers et paradis.

 « Gaisser » : offrande à une fontaine d’une brioche pour nourrir la vouivre, à la Chandeleur. Coutume de la « vieille », gardant les abords du village et donc une fontaine, une sorcière donc depuis le XIIIème siècle. Nom d’un personnage local au Minot : la « mère Lusine », comparée à la « sarpen » (serpent) : lien évident avec Mélusine.

5. Les deux mères

  Appellation pour les femmes ménopausées, acceptation de leur libre circulation (par opposition aux « traînées », celles qui traînent). Qualités requises : ubiquité et adresse. Au village, l’une est hygiéniste, l’autre plutôt sorcière, extérieure au village et à la réputation de prostituée.

III. La couturière

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La Leçon de Tricot, J.-F. Millet, 1869. Huile sur toile citée par Yvonne Verdier dans Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979.

  Les filles de 15 ans passent un hiver chez elle pour faire leur éducation. Les « gächennots » et « gächenottes » : enfants qui vont au champs et à l’école. Les enfants et les vieux gardent les bêtes aux champs, occasion d’une transmission intergénérationnelle. L’hiver est passé à l’école, l’été aux champs : école du pays (botanique, zoologie, toponymie, structure foncière,etc.).

1. La leçon de tricot

  Pendant que les garçons capturent vipères et ont merles et geais comme compagnons, ont un couteau à 7 ans et un sifflet en bois de sureau, les filles sont moins libres, ouvrage qui occupent les mains et enseigne le maintien en veillant aux « dommages » des bêtes.

2. La « marquette »

  En 1940, couture essentielle pour les femmes (héritage des discours de Rousseau et Fénelon sur l’éducation des filles).

  La « pièce » : présente tous les travaux de coutures à savoir (points, ourlets, surjets, etc.). La « marquette » : canevas où est brodé l’alphabet, chiffres de 1 à 9, signé par l’écolière, ajouts de fleurs, d’animaux et d’éléments pieux.

  Après la 1ère communion : les femmes sont « mises à leur trousseau », elles « marquent » en rouge le linge avec des lettres ; la broderie est réservée aux femmes aisées car cela prend du temps. Marquer son linge c’est marquer son individualité, transmettre et garder son nom de jeune fille.

3. Voyage d’hiver

  Temps de sortie pour la jeune fille du confinement à la ferme et au village. Écoles ménagères mais sans apprentissage direct de la couture, réservé aux vraies apprenties. Initiation à l’univers féminin et aux amitiés. La couturière « fait la femme », ne s’occupe pas de la mise des hommes.

4. Changement de conditions

  « Faire la jeune fille », dont la patronne est Sainte Catherine, pour les garçons c’est Saint Nicolas.

 Ces activités collectives sont prohibées après le mariage, les femmes sont chaperonnées pendant leurs sorties, leur espace et leur temps sont restreints, contrairement aux garçons. Les filles qui ne sortent pas du tout ou pas dans les règles sont mal vues. Apprentissage pour devenir charmante (cf. la branche de charme des « mais »).

5. Lingères légères

 Dites coureuses, malheureuses en amour, se vérifie dans les registres : dynasties de femmes, sans hommes. Journalières et « fenestrières » (travaillent à la fenêtre), travaillent « au propre », pièce chauffée, bien « mises » mais mal payées. Exaspération de la question sociale : manières bourgeoises mais salaire de misère, mobilité géographique mais pas sociale, et viols par les patrons.

6. Les outils de la couturière

  Fils, aiguilles, épingles et ciseaux. Croyance : si la couturière met un très long cheveu lui appartenant dans l’ourlet de la robe de mariée, elle trouvera vite mari.

7. Les épingles

  On utilisait avant des épines, notamment en Bretagne. Liées à la magie amoureuse, la divination aux fontaines. Aspect défensif de la treizième épingle contre les hommes trop entreprenants. C’est la pièce essentielle de la toilette, qui retient les cheveux qui doivent être cachés après la 1ère communion.

  Recette trouvée chez R. Westhphalen, en 1934 : femme qui mêle du sang menstruel à du vin, de la poudre tirée de trois poils de pubis et de trois poils du creux axillaire gauche.

8. Le fil et l’aiguille

  Image évidente du « chas » folklore sexuel. Magie négative du fil : « nouerie de l’aiguillette », au mariage nœud spécial conférant l’impuissance au mari.

9. « Faire la mariée »

  Avant on se mariait en noir, avec un châle, revêtue ensuite pour les grandes occasions. Coiffure avec beaucoup d’épingles, le voile date seulement du XXe siècle. Livrée de la noce : blason de la mariée, rubans épinglés aux parents et amis. En Normandie, la couturière porte ses insignes : une paire de grands ciseaux suspendus à la ceinture de sa robe, avec un cordon et au bout un cœur en acier.

  Rôle de la couturière : distribue les épingles, en charge du trousseau, en chante l’inventaire, dispose la chambre nuptiale, déshabille la mariée, mais c’est l’homme qui retire la dernière épingle qui dénoue les cheveux.

  Civilisation de l’habit , le linge marque les grands événements : emmaillotage du nouveau né, linceul du mort, marquette de la fille pubère et livrée de la mariée.

  En Bretagne, le métier est masculin, mais le tailleur est marqué par l’infamie, souvent décrit comme roux, bigleux et bossu, se rapproche du monde des femmes.

IV. La cuisinière

Associée à la femme qui aide, statut de mère, disponibilité que n’a pas la couturière.

1. La bûcheronne

  « Bricolière » habituée au royaume des fleurs, des bêtes et des pierres. Vie nomade, enfance dans les bois, chasse et cueillette de petits fruits : économie forestière. Réputation de chapardeuse, de vie facile, d’argent gagné vite ou volé. Image de débrouillardise et d’ubiquité.

  La cuisinière a une aide qui l’accompagne. Calendrier : au bois de novembre à avril, puis repas de noces en avril, communions en mai, juin passé aux foins et septembre retour des noces. La cuisinière doit maîtriser la sociabilité des deux côtés de la noce, équilibre des mets, elle « fait la coutume » et anime le repas.

  Changement des repas de noces, avant l’ordinaire étant fait de potée et de peu de viande, il était facile de se distinguer. Coût plus important pour les ouvriers, les cultivateurs ont des réserves au congélateur, ce qui est mal vu. Coutume perdue qui est de « porter à la noce » : invités ou pas l’on apporte de la nourriture, ce qui sera suivi de réciprocité. Cuisine verbale où il faut rivaliser de mots pour le menu afin de se distinguer : « salade pluie d’or ». Influence de la cuisine italienne et espagnole, ouverture aux culture de l’immigration.

  Rituels : jarretière, pièce montée que le mari doit « abattre » comme présage d’être maître de son ménage, puis le « colis », figurant les enfants, puis pot de chambre des mariés : récemment breuvage coprophagique (banane, chocolat et mousseux). Apporter boisson et nourriture au lit des mariés, pratique nuptiale datant du Moyen-Age, mets relevés et épicés pour fortifier le couple afin de concevoir, surtout la mariée. Au XVIIe siècle, à l’Église, le prêtre donnait du pain et du vin aux mariés.

  Dans le lyonnais, obstacles avant d’entrer dans la maison : soupe imbuvable, balais mis en travers, la femme doit balayer, parfois bercer un berceau, casser de la vaisselle (autant de fragments, autant d’enfants), casser le pot signifie stérilité de la mère lorsque son dernier enfant se marie. Il faut brûler le balai de la mère sur un bûcher pour la dernière fille mariée.

⇒ La cuisinière transmet le pouvoir génésique de la mère à la fille.

  La jeune mariée doit faire des gâteaux à l’effigie d’enfants. Concurrence entre la belle-mère et l’épouse sous le même toit, le lien nourricier est rompu au premier enfant de la bru. On dit l’amour stérile quand l’appétit est frugal (amour et eau fraîche).

V. Tout faire

  L’homme qui se risque aux activités féminines est déchu de sa masculinité, « fanoche », mais la femme elle doit tout savoir faire. Une coutume consiste d’ailleurs à donner à la mariée les attributs du métier de son époux.

  Croyance en l’autonomie de la femme pour concevoir au XVIIe siècle, d’un souffle ou d’un regard. Le revers de cela est l’accusation de sorcellerie : les jeunes par leur séduction qui trouble les alliances légitimes, les vieilles par leur sang rentré aux funestes secrets et infanticides. Plus tard ce même savoir est arraché aux femmes par le pouvoir de l’Église, de l’État et des médecins. Il faut alors encadrer ces pouvoirs : les menstrues et le désir seront encadrées par la couture, le mariage et la fécondité par la cuisine, la vieille qui guide morts et nouveaux nés, ménopausée, par la lessive.

  On empêche les femmes de se réunir, contrairement aux hommes toujours en bande : fin des veillées nocturnes, les « écraignent », par une interdiction des évêques au XVIIIe siècle. Avant les femmes accompagnaient les hommes aux champs, peu de temps consacré au ménage et à la cuisine, mais depuis les années 60, les femmes reviennent à la maison.

  Culture populaire perdue, et si les femmes ne sont certes plus assujetties aux astres de nouvelles oppressions sont apparues. Honorons donc la diversité des êtres et la grâce de leurs gestes : doigts brodeurs des jeunes filles, mains pâtissières des mères, manches retroussées des vieilles.serveimage

Le bouquet de marguerites de Jean-François Millet, peintre français connu pour ses représentations de la classe paysanne, on peut aller voir l’Angélus et plusieurs de ses tableaux au musée d’Orsay.

Pour aller plus loin :

L’émission de France Culture qui m’a fait découvrir Yvonne Verdier.

-L’ethnologue s’est aussi penchée sur le conte du Petit Chaperon rouge dans la culture populaire, ici.

-Une recension d’un roman aveyronnais qui aborde le même univers féminin rural, et qui semble passionnant, ici, chez femmes de lettres.


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